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Magritte The Lovers 1928 1
1. René Magritte The Lovers 1928
2. Giorgio de Chirico The Great Tower 1914

Gares et Minotaures : la notion de genre dans l’œuvre de Giorgio de Chirico et de Pablo Picasso
Le jeune Magritte a récupéré le corps sans vie de sa mère dans la rivière où elle s’était suicidée par noyade. Son visage était recouvert par sa chemise de nuit blanche (Fig.1).

L’histoire de l’expression créative regorge d’exemples de transfert cathartique. Au xxe siècle, le film d’Orson WellesCitizen Kane est une parfaite illustration de ce phénomène. Au cours d’une séquence, Kane va, sur son lit de mort, murmurer doucement ses derniers mots : Rosebud, Rosebud. Or, cette intrigante Rosebud n’était pas le nom de son épouse, de sa mère, de son manoir, de son yacht, ou de son vaste empire de l’édition, mais celui de la luge de son enfance qu’il avait égarée à jamais un jour d’hiver particulièrement venteux.

En ce qui concerne leur influence sur d’autres artistes et mouvements, Picasso et De Chirico ont véritablement façonné l’histoire de l’art au xxe siècle. Leur expérience filiale respective figure parmi les événements majeurs à avoir influencé leur développement. La perte d’un père et sa réincarnation picturale dans le cas de De Chirico, et la destruction oedipienne du père au profit de la lignée maternelle pour Picasso. Dans la thèse parents/perte/créativité, le fait que les deux artistes aient été particulièrement prolifiques durant de longues années (près de huit décennies) facilite l’examen de leurs tendances paternelles et maternelles à diverses étapes de leur œuvre. Alors qu’ils dirigeaient de nouveaux mouvements artistiques ou participaient de manière significative à leur développement, tous deux conservèrent une forte identité personnelle. En réalité, leur besoin obsessionnel de créer frôlait le désir pathologique d’être prolifique ce qui, à plusieurs reprises, les conduit à se répéter de manière délibérée. Cet état peut parfois se manifester lorsqu’un traumatisme causé par un deuil remontant à l’enfance devient un facteur déterminant de l’œuvre d’un artiste. Philip Guston, sur qui l’influence de De Chirico et de Picasso est notable, pourrait être considéré comme un tel artiste parce que il a aussi souffert d'une perte parentale.

La théorie psychanalytique portant sur divers aspects de la créativité, ainsi que sur certains cas obsessionnels de créativité prolifique, s’appuie notamment sur l’incapacité d’accepter un deuil survenu durant l’enfance ou l’adolescence. « Qu’aimerions-nous peindre aujourd’hui ? »… De Chirico avait pour habitude de répéter ces mots chaque matin devant son chevalet. Il lui arrivait parfois de peindre le même thème encore et encore, comme le prouve la série de tableaux Piazza d’Italia (Fig.2).  Ces compositions sont incontestablement les plus réitérées : de son vivant, l’artiste a peint plusieurs versions de ses toiles. Certains critiques voient dans ces œuvres sans cesse répétées un acte intéressé, une paresse intellectuelle et un manque d’inspiration. Or, la lecture la plus sommaire de ces œuvres trahit la présence systématique d’une structure porteuse de sens. En d’autres termes, leur iconographie indique qu’elles sont, d’une certaine manière, des toiles offertes en ex-voto, ce qui les situe en dehors des canons modernistes de spécificité minimaliste : elles témoignent au contraire des anciennes pratiques visuelles dont la perspective métaphysique dans son rapport à la dissolution et au devenir. Elles représentent la fausse-porte entre De Chirico et son propre lignage patriarcal.

The Great Tower 1914 de Chirico 2