Une Anatomie : 1933-2022
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On a beaucoup a écrit sur la révélation de Picasso en présence de l'art tribal africain et bien que son expérience ait été très personnelle durant deux décennies, elle faisait également partie de l'air du temps du surréalisme. Le numéro de 1933 de Minotaure, en plus de présenter les dessins Une Anatomie récemment créés, comportait également des articles sur les rituels tribaux africains. Concernant le pouvoir fétichiste de l'art, André Malraux cite Picasso disant : «Les Nègres, ils étaient des intercesseurs, je sais le mot en français depuis ce temps-là. Ils étaient contre tout ; contre des esprits inconnus, menaçants. Je regardais toujours les fétiches. J’ai compris : moi aussi, je suis contre tout. Moi aussi, je pense que tout, c’est inconnu, c’est ennemi! (Malraux 1976 : 11). En commémorant «l'ennemi» sous la forme d'ex-voto dans les dessins d'Une Anatomie, Picasso a représenté les conséquences de la bactérie et en même temps a contenu visuellement son effet potentiellement mortel.

L'atelier du sculpteur et le Minotaure  

Afin d’approfondir la proposition selon laquelle les dessins Une Anatomie sont des commémorations ex-voto de la maladie casi mortelle de Marie-Thérèse, nous devons examiner plus avant la production créative de Picasso avant et après leur réalisation. Le travail qui a précédé les dessins d'Une Anatomie : la série Le Sauvetage évoquée précédemment donne un aperçu saisissant de la réaction traumatique de Picasso à l'accident de Marie-Thérèse et à ses conséquences. Son rétablissement l'a ensuite, semble-t-il, motivé à créer des commémorations totémiques ex-voto du corps ravagé par la maladie de sa muse sous la forme des dessins d'Une Anatomie.

Ensuite, nous devons nous intéresser à la production créative postérieure à Une Anatomie et rechercher des leitmotivs qui peuvent éclairer davantage ces dessins. Les œuvres immédiatement postérieures aux dessins sont 46 eaux-fortes sur le thème de l'Atelier du sculpteur et 11 eaux-fortes sur le thème du Minotaure, qui ont finalement toutes fait partie de la Suite Vollard composée de 100 eaux-fortes. Les femmes des eaux-fortes représentent une Marie-Thérèse voluptueuse presque ou entièrement rétablie, tout le contraire de son apparence squelettique dans les dessins d'Une Anatomie, ex-voto, précédents. Les deux thèmes de la Suite Vollard fusionnent de manière transparente, mythe et antiquité dans un monde néoclassique fantasmé, déchiré entre le calme apollinien et l'excès dionysiaque, incarné par des émotions allant de l'amour et de l'empathie à la débauche lubrique, qui peuvent refléter la perception de Picasso du rétablissement de Marie-Thérèse. Cette dualité au cœur de la personnalité du minotaure est clairement illustrée dans le dessin aquarellé de Picasso de 1937, Minotaure sauvant une femme en train de se noyer, qui semble être la même femme (Marie Thérèse-Walter) que celle représentée dans la peinture la plus discutée de la série Le Sauvetage (fig. 19). 

 

La tendresse et la retenue sexuelle représentées dans L'atelier du sculpteur impliquent une muse presque retrouvée, tandis que l'explosion érotique présente dans les gravures du Minotaure qui ont suivi suggère qu'elle est complètement rétablie et que le peintre est alors capable de satisfaire son désir pour elle, ainsi que ses fantasmes les plus scandaleux. Les eaux-fortes de L'atelier du sculpteur ont été réalisées entre début mars et début mai 1933 et dans chacune d’elles, l’humeur du sculpteur est incarnée par une tendresse épicurienne, une protection et un désir retenu pour sa muse. En retour, les émotions de sa muse vont de l’enquête interrogative lors de l'examen des bustes qui la représentent à la compagnie intime; à l'acceptation affectueuse de ses étreintes réconfortantes (Fig. 24).
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Fig.24 Picasso. Sculpteur et modèle allongé, "L'atelier du sculpteur", Suite Vollard, gravure, 2-4-1933


Bibliography