L’architecte ferroviaire
J’ai auparavant cité Grenier qui nous a informé que les Mânes (les ombres des morts) se manifestaient à travers l’esprit du père, le chef ancestral dans la famille romaine. Son genius loci était souvent rendu par un serpent sortant de terre pour goûter les offrandes placées dans le foyer familial. Le genus loci de De Chirico, son père, était un architecte ferroviaire, ce qui est une part intégrante du mystère. La thèse sous-jacente à cet essai est la suivante : pendant toute sa vie, à travers son travail, De Chirico a essayé d’évoquer le monde des esprits de ses propres ancêtres et, en particulier, celui de son père. Il est tout à fait remarquable et mystérieux qu’il ait utilisé une forme picturale ressemblant à s’y méprendre à celle développée par ses confrères et compatriotes près de deux millénaires avant lui surtout qu’il ne semble pas avoir eu connaissance de ces peintures que, pour la plupart, il n’aurait d’ailleurs pas pu connaître en raison d’un étrange concours de circonstances qui les a forcées à surgir plus tard – le volcan.
L’esprit de l’ancêtre le plus implicite dans ses tableaux est, bien entendu, celui de son père. Les divers motifs du train traversant mélancoliquement le paysage derrière le mur ainsi que les nombreuses références à l’attirail du dessin technique en attestent dans des centaines de peintures (fig. 1–2). Picasso s’y est une fois référé comme au « peintre des gares ferroviaires ». La mort prématurée de son père a eu un profond effet sur le jeune De Chirico. Dans ses mémoires, il décrit le moment où il a réalisé que son père était mort. Le sentiment de vide est vivement exprimé dans la citation suivante : « Nous étions en mai, une journée magnifique resplendissait sur la cité de Minerve. Soudain, à ma droite, de l’autre côté de la rue, au premier étage d’une maison, je vis flotter un grand drap noir à un balcon. Ce fut comme un éclair de ténèbres dans la grande lumière environnante qui a tout inondé. J’éprouvai comme une angoisse imprévue et un terrible pressentiment ; je sentais que quelque chose de fatal venait de se produire derrière moi. Je retournai à la maison en courant ; en arrivant, je trouvai le portail ouvert, quelqu’un en sortait en se hâtant. Je grimpai en courant à la chambre de mon père ; dans l’escalier, don Brindisi vint à ma rencontre, il m’entoura de ses bras et chercha à me ramener au rez-de-chaussée. Je me dégageai et courus à nouveau vers la chambre de mon père. En entrant, je vis tout d’abord ma mère et mon frère en train de sangloter ; je me précipitai vers le lit où gisait mon père et je le vis calme, les yeux clos, le visage exprimant la sérénité presque le bonheur comme quelqu’un qui, fatigué par un long et pénible voyage repose enfin dans un sommeil doux et profond ». L’image du père de De Chirico se trouve aussi dans la série de toiles Le Retour de l’enfant prodigue (fig. 3–4). Il est évoqué par la silhouette sculpturale à l’arrière vêtue à la manière d’un gentilhomme du xixe siècle et qui étreint son fils, en l’occurrence De Chirico, qui a endossé le rôle de la profession de son père ; il est devenu un mannequin composé de symboles géométriques représentant les outils de l’architecte ferroviaire – il est devenu un Argonaute spatial.