Tout au long de sa vie, De Chirico a répondu à ces critiques en affichant un mépris presque mégalomaniaque pour le bon goût comme le prouve son Autoportrait dans un Parc (fig. 1). La raison du déplacement du débat critique en Amérique est désormais évidente. L’antre sacré du Modernisme n’était pas prêt à laisser la tradition Classique européenne resserrer son étreinte temporairement relâchée sur l’art contemporain. De Chirico en est venu à incarner le retour à cette tradition, d’où son éviction. Il aurait suffit que ses détracteurs perçoivent une partie de la mesure dans laquelle ses peintures métaphysiques et classiques se rejoignaient (sans tenir compte de leur rapport mystérieux avec la peinture ancienne) pour qu’ils reconnaissent en lui le véritable artiste moderne et visionnaire, tout à fait nietzschéen dans sa façon d’oser penser l’impensable ; comme Jung, il avait une libre spiritualité lui permettant d’explorer l’inconscient collectif. Peu de mortels et de critiques ont détecté ses signes ioniques.
James Thrall Soby, le premier à écrire abondement sur De Chirico, a failli découvrir la mystérieuse connexion entre ses premières œuvres et les peintures murales de Pompéi. Malheureusement, il est tombé dans le piège des campagnes modernistes, ce qui l’a amené à déclarer cet artiste persona non grata, victime du Néo-classicisme. Or, il n’a pas été une « victime » mais un compagnon de route dans un monde empreint d’idées classiques comme le démontrera cet essai lorsque seront abordées les relations implicites entre son œuvre et les peintures murales anciennes. Soby a failli établir un lien entre les premières peintures de De Chirico et les peintures murales de Pompéi lorsqu’il s’est penché sur l’admiration que l’artiste a éprouvée toute sa vie pour le peintre « réaliste magique » Arnold Böcklin (1827–1901).
En 1955, Soby pose, dans sa monographie sur l’artiste, la question rhétorique suivante : Quelle est la peinture de Böcklin la plus admirée par le jeune De Chirico ? Il cite alors à raison les peintures produites entre 1864 et 1887. Malheureusement, la portée de cette observation a échappé à Soby. En 1863, Böcklin s’est rendu pour la première fois (de nombreuses autres visites suivront) sur le site des fouilles de Pompéi. Selon ses propres termes, ces visites ont diamétralement changé son approche à la peinture. Les tristes paysages allemands de ses peintures se voient transfigurés en des rêveries néo-classiques inspirées par les peintures murales mythologiques qu’il a vues à Pompéi. Contrairement aux antiques originaux, ses êtres mythologiques deviennent de plus en plus hyper-réels. Ses sirènes, centaures et êtres divins étaient dépeints comme s’ils faisaient, comme par magie, partie de la nature humaine (fig. 2) Cette méta-réalité affirmée a plu au jeune De Chirico qui, sa vie durant, a regardé avec émerveillement ces peintures. Inspirées par Böcklin, ses premières toiles intégraient des thèmes mythologiques similaires (fig. 3–4).