Luxe, corruption et indignation morale
Dans son livre The Ara Pacis : Augustae and the Imagery of Abundance in Later Greek and Early Roman Imperial Art, David Castriota met en doute le bien-fondé de l’attitude xénophobe quant à attribuer la chute de la République à l’importation de produits de luxe étrangers. « Il est vrai que la fin de la République fut une période marquée par de violentes révoltes et par la corruption qui, d’une certaine façon, impliquaient une perte de l’identité culturelle face à l’avancée de l’Hellénisme. Toutefois, il s’agissait avant tout d’un échec dans la constitution romaine, d’une crise qui gagnait peu à peu du terrain, où la structure oligarchique de l’État ne pouvait trouver sa place dans le pouvoir impérial, déjà acquis par les Romains au iie siècle et au début du ie siècle av. J.-C. Cette crise ne résultait pas directement d’un quelconque effondrement des morales en lien avec une exposition au raffinement ou au luxe grec. » (Castriota, 1995, p. 146). En d’autres termes, les actions des individus, riches ou non, pourraient bien avoir été le reflet d’un malaise général, mais le véritable problème se trouvait au cœur du gouvernement. Cicéron, le plus loyal des républicains, soutient cette idée lorsqu’il accepte finalement le besoin inévitable d’une figure unique, disposant d’un pouvoir presque total, capable de ramener la stabilité politique et sociale au sein de l’État.
Au vu des structures sociales très complexes et souvent insaisissables au temps de la République, il n’est pas surprenant qu’un objet concret, comme l’habitation privée, ait été placé au centre de l’indignation morale et des critiques, en plus, notamment, des inégalités entre les nobiles et la plebs ou l’achat et la revente d’esclaves. Quand Verrès a été traduit en justice pour détournement, Cicéron a blâmé l’étalage ostentatoire de sa richesse, probablement parce qu’elle avait été accumulée par des moyens illégaux, puisque Cicéron possédait lui-même sept villas éparpillées à travers l’Italie. Pour de plus amples informations à ce sujet, voir Treggiari, Susan, The Upper-Class House as a Symbol and Focus of Emotion in Cicero, JRA vol. 12, 1999, p. 33-56.
La critique du luxe dont jouissait l’élite de la société romaine ne constituait pas uniquement un thème politique, mais se retrouvait aussi dans la poésie. Des questions au sujet de la richesse, par exemple, sous-tendent de nombreux poèmes d’Horace, et vont des réquisitoires au vitriol supportées par des motivations politiques aux violences psychologiques subtiles destinés à tous ceux en proie à une quête hédoniste du luxe. En accord avec Salluste, il associe le besoin de posséder des édifices luxueux aux tentatives illusoires d’échapper à la mort.
Entasse les trésors de la riche Arabie,
Ces trésors échappés à nos avides mains ;
Par des palais nouveaux étonne les Romains,
Et resserre à grands frais les deux mers d’Italie ;
Sur les rois les plus grands si l’inflexible Sort,
Armé d’énormes clous, s’appesantit sans cesse,
Pourrais-tu de ton âme écarter la tristesse,
Et dérober ta tête aux pièges de la mort ?
Horace, Odes, III, 24.1-8 (Jean Baptiste Monfalcon, Cormone et Blanc, 1834)
L’image des filets de la mort auxquels ne peuvent échapper tous les individus qui ont cru, à tort, que leur fortune les sauverait est devenue une métaphore extrêmement visuelle dans le christianisme. Cependant, Horace n’était pas chrétien et, selon Lee Pearcy, il n’était pas seulement préoccupé par l’étalage immoral de luxe, mais également par son utilisation en tant que topos pour définir la propre position du poète au sein de la société (Pearcy, 1977, p. 772). En d’autres termes, le propriétaire de biens hédonistes est devenu le reflet antagoniste d’Horace. Il offrait la toile contextuelle sur laquelle le poète pauvre, mais honnête, pouvait projeter sa propre image. En même temps, malgré sa nature apparemment éphémère, la poésie semble inébranlable et apte à survivre aux édifices des nantis, permettant ainsi au poète, et non à l’hédoniste, d’atteindre l’immortalité en se soustrayant symboliquement aux filets de la mort.
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