La scène de plage du dessin-titre d'Une Anatomie associe inévitablement les 27 personnages qui suivent au thème des baigneuses, thème auquel Picasso revient constamment tout au long de sa vie. Et pourtant les personnages ne font aucune référence à la baignade. Par contre, le thème de la baignade et plus précisément de la natation résonne chez Marie-Thérèse et sa passion pour la natation et l'athlétisme en général. Remplacer sa femme par sa muse sur la page de titre donne à Marie-Thérèse une présence concrète, mais qui ajoute inévitablement une certaine dimension déroutante, sinon sinistre, qui nécessite maintenant une explication supplémentaire. La citation suivante de Françoise Gilot nous donne un indice sur la manière de procéder : « Souvent, quand il (Picasso) était à Boisgeloup avec Olga et des amis de la famille, il imaginait Marie-Thérèse se baignant dans la Seine près de Paris. Le lendemain, il retournerait peut-être à Paris pour la voir, seulement pour apprendre qu'elle avait fait du vélo jusqu'à Gisors pour être près de chez lui. Elle a hanté sa vie, juste hors d’atteinte poétiquement, mais disponible dans le sens pratique chaque fois que ses rêves étaient troublés par son absence ». (Gilot 1964: 235). Cette citation répond à la fois à la question précédente concernant la disparité entre le thème de la baignade sur la page de titre et son absence dans le reste des dessins et la renforce en même temps. Les 27 figures qui suivent le dessin de « la famille sur la plage » ne font aucune référence directe à la baignade et ce déséquilibre numérique peut expliquer le fait qu'il a attribué comme titre à cette série de dessins Une Anatomie et non Baigneuses. Était-ce intentionnel d'attirer notre attention sur leur anatomie squelettique surréaliste et non des activités, comme se baigner ou nager, auxquelles elles auraient pu se livrer, tout en utilisant la cabane de plage pour contaminer le thème d'Une Anatomie avec celui de se baigner ?
Marie-Thérèse, la déesse qui se noie
Lorsque l'on examine objectivement l'anatomie de ces « sculptures conceptuelles », des mots comme assemblage, squelettique et totémique viennent à l'esprit, ce qui représente l'inverse des formes sexuellement nubiles et athlétiques habituellement associées à Marie-Thérèse, passionnée de natation, et d’athlétisme en général. Dès lors, on se demande si le titre Une Anatomie était destiné à attirer notre attention sur un besoin poignant de se focaliser sur son anatomie reconfigurée telle que dépeinte dans cette série de dessins et, si oui, pourquoi ? Autre trait distinctif, ces formes squelettiques ont conservé leur identité sexuelle et ne se réduisent pas aux formes amibiennes asexuées que Picasso a impitoyablement attribuées à Olga lorsqu'elle a suscité sa colère, comme par exemple dans Nu sur une chaise rouge, 1929 (Fig.17). Si les formes anatomiques sont des portraits de sa jeune amante, pourquoi Picasso lui a-t-il refusé les qualités voluptueuses qui la rendaient si désirable? La réponse à cette question réside peut-être dans un événement survenu peu après le 25 octobre 1932, jour du cinquantième anniversaire de Picasso. Les récits de l'événement varient, mais le résultat est cohérent. Marie-Thérèse a contracté la spirochétose, une maladie hautement contagieuse et parfois mortelle, à la suite d'un accident lors d’une baignade ou d’une excursion en kayak sur la Marne près de Paris.
Dans son essai « La muse blonde de Picasso : le règne de Marie-Thérèse Walter », écrit Robert Rosenblum, « Maya Widmaier-Picasso m'apprend qu'en 1932, sa mère, toujours passionnée de natation, a contracté une maladie à spirochètes en nageant dans les eaux infectées de la Marne ». (Rosenblum 1996 : 383) Le récit de Richardson est plus dramatique et implique que les rames du kayak de Marie-Thérèse se sont empêtrées dans de la végétation, ce qui a ensuite fait chavirer le bateau et a failli entraîner la noyade de la jeune femme. Compte tenu de la période de l'année à laquelle l'incident s'est produit, la Marne aurait été extrêmement froide et, par conséquent, faire du kayak et ne pas pouvoir nager semble être le scénario le plus probable. Quoi qu'il en soit, on pense qu'à cause d'une coupure au pied, elle a contracté la maladie à spirochètes parce que la rivière était polluée par des excréments de rats et des eaux usées. La maladie qui en a résulté était si grave qu'elle a dû être hospitalisée: la jeune femme a non seulement perdu ses cheveux mais a également énormément maigri. Sa sœur, qui était médecin, s'est occupée d'elle pendant sa maladie et aurait déclaré : « Sa maladie a nécessité une longue convalescence et on a pensé qu'elle allait mourir. Elle a perdu tous ses cheveux et était devenue squelettique. » (Fabre 2011: 123). Diana Widmaier Picasso a également fait une observation similaire concernant l'issue de l'incident lorsqu'elle a décrit le corps normalement athlétique et tout en courbes de Marie-Thérèse comme devenu « squelettique ». (Widmaier Picasso 2018)